D'Antillais à Panaméens:

le “long voyage” des Guadeloupéens et Martiniquais, depuis le Canal
ETRE ''NOIR'' AU PANAMA : AFROCOLONIAUX, AFROANTILLAIS, ET LEURS ''DIFFERENCES''
1509 - 1850 : Esclaves, Noirs marrons et premiers travailleurs antillais au Panama

La province dite de “Panama” a été peuplé par Diego de Nicuesa, qui fonda en 1509 la ville de Nombre de Dios. Les premiers esclaves, arrivés en 1516 à Nombre de Dios, furent utilisés comme main d’oeuvre pour la construction des fortifications de Nombre de Dios ainsi que de la ville de “Panama” fondée en 1519.
Les descendants de ces esclaves noirs déportés d’Afrique forment aujourd’hui le groupe des “Afrocoloniales” (Afrocoloniaux), au Panama.
Très tôt, les Noirs refusant leur condition d’esclaves se sont rebellés, en s’alliant avec des chefs indiens mais aussi, fait plus étonnant, avec des corsaires européens :
- Le cacique Urraca fit front face aux conquistadores en 1520; et à peine capturé, il prit la fuite vers ses montagnes, où il n’a jamais été repris. De nombreux Noirs en fuite trouvaient refuge également, dans les hauteurs.
- En 1548 un groupe de Noirs organisés en monarchie était emmené par Bayano, qui se fit couronner roi. Il était alors très dangereux de voyager entre Panama et Nombre de Dios, la route étant systématiquement attaquée par les Noirs rebelles. D’autres chefs originaires d’Afrique prenaient d’assaut les haciendas situées sur la côte, tuant les Espagnols et leurs femmes blanches ou indiennes.
- Enfin, en 1573, des Noirs marrons s’enrichirent en détournant, avec le célèbre corsaire anglais Francis Drake, le “Trésor du monde” que les Espagnols avaient volé aux Incas du Pérou (Rey, 2005). Le Français Testu, protestant, était également de la partie. Les Noirs marrons servirent aussi de guide au non moins célèbre Morgan quand il traversa l’Isthme pour attaquer la ville de Panama.


Finalement, les Espagnols furent complètement dépassés par ces attaques et alliances entre esclaves noirs et indiens insoumis, pirates et corsaires anglais, protestants français, tous unis par un même instinct de rébellion et de liberté, et prêts à mourir seulement pour elles, dans le Nouveau Monde. Les Noirs marrons poussèrent les autorités espagnoles à signer des traités de paix; ils créèrent ainsi de nombreux villages non plus clandestins mais reconnus, comme Santiago del Príncipe, aujourd’hui Palenque, sur la côte de Colón ; Bayano, Chimán, Chepillo, Las Perlas et s’installèrent dans la région du Darién sur le Pacífique (Escala, 2003 : 47).

Au jour d’aujourd’hui les “Congos” sont les descendants de ces Noirs marrons qui luttèrent et arrachèrent leur liberté des mains des colons blancs. Ils célèbrent leurs luttes ancestrales à travers la figure du Diablo, dans les carnavals panaméens, le Diable symbolisant l’Espagnol esclavagiste.

A la différence du groupe afrocolonial, qui s’est développé durant la colonisation, les premiers Antillais qui vont former le groupe appelé “Afroantillano” (Afroantillais) au Panama, sont arrivés dans les années 1820 et 1830, durant les indépendances du Nouveau Monde. Ils formèrent une classe élevée antillaise appelée “criollos” (créoles) dans la ville de Bocas del Toro :

- Des Noirs de Jamaïque foulèrent le sol du Panama en 1838, libres, car la même année l’esclavage était aboli dans toutes les îles et territoires anglais... (la Grande Colombie à laquelle appartenait le Panama a aboli l’esclavage en 1853; la France en 1848).
- Ils s’installèrent à Bocas del Toro, sur la côte atlantique, où les premiers antillais des îles colombiennes Providencia et San Andrés étaient arrivés entre 1826 et 1830 avec leurs “maîtres”.
- Dans ces deux îles colombiennes, les Anglais avaient rendu leur liberté à nombre de leurs esclaves avant même qu’ils ne partent ensemble pour le Panama. Et pour ceux qui étaient restés esclaves, ils avaient obtenu des avantages leur procurant une certaine forme d’autonomie, en étant « propriétaires de petits terrains où ils cultivaient leurs propres potagers, tant pour leur consommation quotidienne, que pour la vente. » (Linares, 1986 : 86). Quant aux femmes, elles avaient été épousées par leurs maîtres, leur offrant du même coup une liberté certes “un peu” forcée, pour elles et leur descendance.


La plus grande partie des Antillais qui formèrent le groupe des “Afroantillais” arrivèrent au Panama à partir de 1850 pour la construction de la voie ferrée traversant le pays d’Est en Ouest, puis pour réaliser une des plus grandes oeuvres de l’ère moderne industrielle: le “Canal” de Panama, qui, revers de la médaille, engloutit des fortunes et surtout des vies humaines, tableau digne des travaux pharaoniques d’un autre temps.

1850-1914: De la voie ferré au Canal... les travailleurs antillais arrivent par milliers!

Des 15 000 travailleurs qui furent employés dans la construction de la voie ferrée, 1 200 étaient Antillais. Ils s’installèrent dans la ville de Colón qui, avec les années, s’imposera comme “la ville afroantillaise” de Panama, notamment sous la construction du “Canal français” (1880-1898) puis “nord-américain” (1904-1914).
Le Canal français fut un fiasco technique et financier sans précédent, si bien que l’on parla du “scandale de Panama”, Ferdinand de Lesseps s’étant entêté à vouloir réaliser un canal à niveau comme il avait réussi à le faire en Egypte (Suez), tout en gérant de façon très opaque la direction des travaux. Mais ce sont les Antillais, “importés” comme travailleurs corvéables à outrance, à peine sortis de l’esclavage, qui payèrent le prix le plus lourd :

- La France déplaça plus de 18°000 travailleurs noirs de Jamaïque et plus de 8 000 Haïtiens. Il y eut également quelques travailleurs provenant de Barbade, Sainte-Lucie et Martinique.
- De 1881 à 1889, plus de 22 000 Antillais sont morts de faim, de la malaria, ou de la fièvre jaune. Seulement 800 Jamaïcains et 20 Haïtiens survécurent à cette tragédie humaine. (Diez Castillo, 1981 : 71-72).

Les Nord-américains, qui eux surent terminer le Canal, mais avec un système d’écluses mieux adapté aux contraintes techniques, employèrent en grand nombre des Antillais des îles françaises (cf. Westerman, 1947 : 27, qui reproduit un tablau du Registre de la Commission du Canal) :

- De Barbade migrèrent près de 20 000 ouvriers ;
-
Ensuite vinrent de Martinique exactement 5 542 ouvriers ;
-
Puis 2 053 de Guadeloupe,
- Et enfin 1 427 de Trinidad.

De Jamaïque il n’arriva que … 47 travailleurs. Les deux tiers des 45 107 ouvriers enregistrés étaient Antillais (31 071).

Marc de Banville, auteur de Canal français, L’aventure des Français au Panamá, 1880-1904, nous informa que les employeurs états-uniens s’entendirent bien mieux avec leurs travailleurs de langue française provenant de Martinique, qu’avec les Jamaïcains et Barbadiens qui pourtant parlaient l’anglais (ces derniers en revanche eurent de meilleurs rapports avec les employeurs du Canal français) :

« Le Canal français commença en 1880. En 1881, les premiers travailleurs arrivèrent de Martinique mais beaucoup d’entre eux se déclarèrent malades pour ne pas travailler. Et il y avait également des tensions entre la direction de la Compagnie et les travailleurs antillais des îles françaises. Ils arrêtèrent alors d’embaucher des Martiniquais et ils firent venir des travailleurs de langue anglaise: St-Kitts, Jamaïque, Barbade.

A partir de 1904, les Nord-américains rachètent le projet du Canal et en 1906 ils ont alors à leur tour des problèmes avec leurs travailleurs qui sont de langue anglaise. Après le désastre de la Montagne Pelée qui a détruit la ville de Saint-Pierre, les Nord-américains eurent de biens meilleurs rapports avec les Martiniquais. C’est vraiment très bizarre ces deux cas ! » (Entretien, 15 février 2008)

Une precision de Bourgeois (1985) va dans le même sens : en 1885, 24 301 Jamaïcains migrèrent au Panama…

Le terme « chombo » est alors apparu pour dénigrer les travailleurs antillais arrivés en masse depuis la construction de la voie ferrée jusqu’a celle du Canal (1850-1914) : les Noirs dits afrocoloniaux ne se privèrent pas d’utiliser ce mot pour se différencier des Antillais qu’ils considéraient soumis, tout juste sortis de l’esclavage, et incapables de s’intégrer à la société panaméenne car de langues étrangères (anglais et français).. Les « criollos » (classe élevée antillaise de Bocas del Torro) ainsi que les afrocoloniaux (Lewis, 1980 ; Reid, 1980 ; Guerrón-Montero, 2002) s’opposèrent à la migration massive antillaise, et ce pour plusieurs raisons :

- Ils avaient dû apprendre l’espagnol, et ce en tant qu’esclaves,
- Ils étaient arrivés avant la majeur partie des “Afroantillais”, durant l’époque coloniale.
- Et ils avaient lutté dans le pays bien avant les Afroantillais arrivés dans un Panama plus libre, pour s’affirmer comme Noirs dans une société blanche dominatrice.

Aujourd’hui encore, à la question que nous avons posée « êtes-vous Afroantillais ? » à des Noirs du Panama, si ce n’était pas le cas, on se voyait le plus souvent répondre : « Non, je suis Panaméen ! ». Ce que confirme également une étude de Jorge Arosemena (1975: 75):

« […] dans certains cas, les interviewers rencontrèrent des réactions de Noirs coloniaux qui se sentirent offensés d’avoir été pris pour des “chombos” vers lesquels était destiné l’entretien. »

L’acceptation du Noir et ensuite de l’Afroantillais comme partie intégrante de la société panaméenne a alors été un long processus qui s’est surtout engagé au cours du XXe siècle... et qui est loin d’être terminé.

La lente et difficile intégration de l’Afroantillais à la Nation panaméenne

L’exemple des Guadeloupéens partis pauvres et revenus... “riches” ?

Dans la Zone du Canal, sous contrôle états-unien, a pris corps une ségrégation “institutionnalisée” sous les termes « gold roll » (les Etats-uniens blancs) et « silver roll » (les Européens blancs et les Noirs). Dans le « gold roll », les Etats-uniens blancs exerçaient aux postes supérieurs (supervision, main d’oeuvre qualifiée), payés en or, tandis que les Noirs et les Européens blancs du « silver roll »étaient payés la moitié, en monnaie panaméenne (Newton, 1995 : 189-190).

Dans la Zone du Canal, dominée par les Nord-américains, tous les travailleurs du “silver roll”, qu’ils soient Blancs européens ou Noirs des Antilles même françaises (la majorité venaient cependant de Barbade), avaient obligation de s’exprimer en anglais... la langue de leurs chefs ! A tel point que les Guadeloupéens et Martiniquais de retour “au pays” continuèrent à parler l’anglais entre eux,
comme le révèle madame Olga Chevry, née au Panamá en 1918, et reournée en Guadeloupe à l’âge de 7 ans.
Madame Chevry a vécu une double exclusion : à l’arrivée de ses parents au Panama, ils n’étaient pas considérés comme Panaméens... et à leur retour dans leur pays d’origine, elle, née au Panama, a été cataloguée comme “étrangère” bien que d’ascendance guadeloupéenne. Mais tout n’était pas sombre au tableau : ceux qui purent revenir étaient devenus riches, avc l’argent gagné ils purent construire une maison sur les terrains familiaux ou en acheter d’autres, ou encore ouvrir un commerce... Les migrants du Canal ont, il faut le dire et le redire encore, joué un grand rôle dans le développement des Antilles françaises, à cette époque...


... pour ceux qui revinrent vivants leur fortune était faite; et tout a été décidé d’en haut, organisé, planifié, entre la France et les Etats-Unis, comme l’explique Michel Joséphine, autre interviewé en Guadeloupe.
La Isthmian Historical Society a également compilé des “histoires de vie” en 1963 pour les 50 ans d’ouverture du Canal : on peut y retrouver des témoignages comme ceux de Bertrand Emilien Harnais ou de Henry Paily qui sont arrivés au Panama respectivement les 20 septembre et 18 décembre 1905 à bord d’un bateau nommé... « Martinique ».
Michel Joséphine nous rappelle aussi que les migrants comme son père Victor sont revenus en héros en Guadeloupe, où ils furent traités en “gentlemen”. Ils étaient même convoités par les gens de bonne famille désireux de marier leurs filles avec ces “nouveaux” riches. D’autres qui ne revinrent pas au pays, restèrent au Panama, ou poussèrent plus loin l’aventure, jusqu’aux Etats-Unis, dans les usines automobiles de Détroit.

Comment alors ceux qui sont restés au Panama, après avoir adopté les “standards de vie” états-uniens dans la Zone du Canal, et vécu en dehors on peut dire de la société panaméenne, ont-ils pu réellement, concrètement, s’intégrer à ce pays ?


Les Afroantillais embarquent dans un Panama qui lâche l’Oncle Sam

Carlos Castro, chercheur renommé de l’Université de Panama, qui se présente comme Noir d’origine hispanique (afrocolonial), nous résume parfaitement le chemin tortueux et les subtilités du processus d’intégration des Noirs et en particulier des Afroantillais, à la société panaméenne (cf. aussi Castro, 1989) :

« Les Antillais pour avoir construit le Canal, parallèlement aux mouvements des années 60 aux Etats-Unis pour la citoyenneté, dirent que c’était eux les “vrais” noirs ici, au Panama. D’un autre côté, les Noirs coloniaux ne voulaient pas “se voir” comme noirs, ni ne le souhaitent plus aujourd’hui car ils se considèrent seulement hispaniques.


Maintenant, dans la dynamique, s’est construit le concept de “ethnie noire”, dominée par les Antillais au cours des années 90, mais cela a permis que d’autres groupes qui ne s’identifiaient pas comme noirs, adoptent une posture de négritude. Mais cela seulement au niveau des groupes militants politisés... le peuple n’en est pas encore là .

En 1946, une fois abolie la constitution raciste de 1941, la participation des Noirs appelés antillais, a augmenté. Surtout avec le clientélisme politique, pour gagner des votes. Cela a également permis que nombre d’entre eux s’intègrent à travers le système éducatif, et d’autres encore par l’université – et même s’ils sont peu mais il y en a – comme professeurs, avocats, etc.

Ensuite il y a eu une autre phase de participation politique surtout antillaise en 1972, avec le Général Omar Torrijos qui chercha l’appui populaire pour le Nouveau Traité sur le Canal : il crée un espace pour les groupes marginalisés – Indiens, Noirs, paysans, etc.
Pour les Noirs antillais cela représente l’arrivée au pouvoir, à l’Assemblée.

Dans le même temps à New-York un lobby noir s’est organisé pour obtenir le Nouveau Traité avec l’alliance des Démocrates, comme le Président des Etats-Unis Jimmy Carter. Le “tuteur” de Martín Torrijos l’actuel Président du Panama, fils de Omar Torrijos, s’appelait Mac Sweeny. Il était noir, né au Panama mais avait grandi aux Etats-Unis. Il a soutenu Martín Torrijos à Chicago où il étudiait et gérait un Mc Donald. Et dans le cabinet militaire du Général Torrijos il y a eu des Afroantillais comme jamais dans l’histoire du Panama ! » (Entretien, 15 août 2007) lire la suite...

[CONCLUSION] [BIBLIOGRAPHIE]